LA BIENNALE D'ART NoMAD OU L'ART EN AVANT MARCHE
Par Frank Smith, poète et écrivain


Texte publié en 2016 dans le livre Sublime de Voyage, 1re Biennale art nOmad 2015

Une biennale d’art contemporain comme une pensée en mouvement. Une pensée d’art mouvement pour une biennale mobile. Dont le sublime devient le mot d’ordre pas ordonné, le sublime n’étant rien que le commencement du terrible que nous pouvons supporter encore. Si, de port en port, le sublime s’y déploie et y est admiré, c’est qu’il ne dédaigne pas et nous emmène toujours avec lui, soucieux de ne pas nous détruire. Aucun ange n’est plus terrifiant, jamais. Un sentiment peu répandu dans la vie courante, mais qui trouve ici dans des possibilités réagencées ses plus importantes et vives manifestations.

Une caravane, elle passe. L’inscription d’actes artistiques cumulatifs dans l’esprit et les gestes de la caravane, elle passe aussi. L’art contemporain est ici en avant marche. La célébration d’un service artistique renouvelé, la pratique en est constante et évolutive. À chaque étape, donnant lieu à une présentation spécifique de l’exposition et d’actions (pauses performées, workshops, activation de la radio mobile, baptême du Van, performances collectives), la caravane, après avoir passé, elle s’arrête et prend corps de par ses dimensions d’intégration sociale autant symboliques qu’émotionnelles. La beauté s’y livre alors, liée à l’équilibre chromatique, à une certaine relation intime avec les espaces qu’elle rencontre, à la belle volupté de la matière elle-même. Sublime quand elle transcende les sujets et les genres artistiques, elle se fait rencontre avec ce qui, au-delà de tout souci représentatif, persiste dans la splendeur de son immédiate présence. Chaque soir, après la route, on assied le Sublime sur les genoux. On ne le trouve pas amer, au contraire, et plutôt que de l’injurier, on le convoque dans la couleur dorée de tous ses appareils.
D’Arnac-la-Poste à Hauterives, de Hauterives à Montélimar, de Montélimar à Marseille et de Marseille à Venise, la peinture, la sculpture, la vidéo, l’écriture véhiculent ainsi une beauté trouble qui accroche les spectateurs du moment et de l’endroit élus, les interpelle dans des zones lumineuses. Le sublime s’offre comme une beauté en mouvement, une tentative de cerner l’indiscernable. Et la douleur devient exquise. Rilke : "Le sublime est un départ. / quelque chose de nous qui au lieu / de nous suivre, prend son écart / et s’habitue aux cieux. / La rencontre extrême de l’art / n’est-ce point l’adieu le plus doux ? » La Biennale d’art nOmad jette des regards que « nous jetons nous-mêmes vers nous ! » et réciproquement. L’autorité du rituel y est multiple et ne s’impose pas, elle autorise tout. Elle remplit à allure régulière (le Van roule à une vitesse de 80 km/heure) les missions qu’elle s’est données, prescrites telle une résistance – geste politique s’il en est. L’histoire déployée dans cet itinéraire, selon une structure en fuite, elle prend le temps, alors que tout n’est qu’urgence autour de soi, la folie de trouver une niche qui se réitère à chaque étape à l’intérieur de territoires qui totalitarisent et ne créent plus d’endroit où s’arrêter, respirer, ni même reprendre son souffle. La biennale en mouvement et ses habitants éphémères, dans une volonté assumée de reconstitution exacte. Un objet mystérieux qui crée des moments possibles dans un espace possible chaque fois repris, recommencé, et chaque fois transformé en fonction des circonstances. En ce sens, les pérégrinations de la Biennale d’art nOmad, dans ses voyages tout à fait immenses et restreints, elle ne se laisse pas se refermer sur soi, elle inquiète la nuit qui s’ouvre. Oui, l’agir rituel y est une célébration ouverte.
Un élément qui semble aussi déterminant, c’est l’inscription dans une autre temporalité. Car l’exercice quotidien de présenter l’exposition suppose de libérer du temps de manière répétée, obstinée, pour que quelque chose puisse s’entendre et se voir sur fond de brouhaha, il propose de quitter le temps des urgences pour entrer dans celui de la patience, c’est-à-dire de sortir du temps court pour entrer dans la disponibilité à une autre temporalité, plus vaste. Ici (et pourtant déjà là-bas), on célèbre pour apprivoiser le temps, accorder au malheur sa noblesse, concéder aux blessures leur beauté. Si le modèle rituel assure son efficacité à chaque oeuvre exposée, à chaque performance dépliée, les convictions qui le fondent sont pleinement détachées de la tradition muséale pour se fixer temporairement sur une forme de fête solennelle et païenne. Pour exister pleinement, la pensée nomade de la Biennale d’art nOmad crée ainsi son besoin d’être lue, vue et vécue, le caractère répétitif de son architecture rituelle y reproduit tous les jours, une semaine durant, ce qui a précédemment fondé le sens. Les rites de la biennale sont ainsi chargés d’évacuer l’arbitraire, il s’agit, au moyen de gants blancs, de marquer nettement l’entrée dans un processus de signification symbolique et, sous le signe de la différence, de se plier au jeu de la mise en intrigue narrative qui se déploie et ne s’inféode pas à l’esprit de commémoration. Les effets de la pensée en mouvement y sont multiples : le rite socialise et identifie, il fait sens et rend intelligible. Il renforce et relève le dé du présent.

Dans cette pensée du dehors, la "promesse d’un chant futur" trouve délicatement sa place. Par la Biennale d’art nOmad, "la voix est libérée", tout déserte et tout, de ville en ville, se reconstitue. Le voyage de la biennale est sans but, et nous propose moins le texte des sirènes que le temps qu’elles consacrent, temps de la mémoire peut-être, temps du futur certainement. Elles cessent de rester en suspension et se condensent autrement, de France en Italie. La Biennale d’art nOmad parvient ainsi à délimiter un territoire progressif, elle suit son trajet non coutumier, roule d’un centre urbain à l’autre, vit sa ligne et n’ignore pas les points (points d’eau, points d’habitation, d’assemblées, marchés publics, etc.). Un trajet continu où l’entre-deux a pris toute la consistance et jouit d’une autonomie comme d’une direction propre. La vie de la Biennale d’art nOmad est intermezzo. Tous les éléments de son processus sont conçus en fonction de l’itinéraire qui ne cesse de la mobiliser. Elle ne migre pas, elle dévoile sa pensée en la constituant au long d’une ligne déroulée. Elle distribue aux personnes rencontrées un espace ouvert d’œuvres en n’assignant rien – à chacun sa part –, et en déroutant la communication des parts. Elle les distribue au cours de haltes ouvertes, non pas communicantes mais créatives. Ça n’est plus qu’une foulée un peu plus longue, ligne qui ne ferme pas un contour mais qui procède en passant entre les choses, d’une matière-mouvement qui est la même chose que la vie. dans cette perspective de ligne de fuite qui ne fait qu’un avec le processus de la vie, qui ne se confond pas avec les interruptions accidentelles, elle passe entre les organismes (un château, un jardin, une lagune, etc.), elle s’enroule, elle tourbillonne entre eux, et l’art de la Biennale d’art nOmad, c’est d’abord l’art de concevoir des œuvres comme des mains. Où des lignes ne disent pas l’avenir car elles ne préexistent pas, mais délivrent le présent, rien que le présent sublime.

1 500 kilomètres durant, la pensée de la biennale nomade évolue selon une trajectoire où reculent la montagne et la mer et grandit le désert, dans un espace de partage, sans frontières ni clôtures, dans une sorte de no-man’s land ambulant. Elle n’a ni enceinte, ni bordure, motivée par le désir d’empiéter sur les barrières et de transgresser les limites, elle traverse 120 tunnels. À l’instar des nomades qui parviennent à résister aux cultures dominantes, la pensée nomade de la Biennale d’art nOmad cherche à se démarquer des modes de pensée officielle de l’art contemporain implanté dans des centres (d’art), promu dans des foires (immobiles), emprisonné dans des musées et des manifestations (institutionnelles et sédentaires). Pour chaque habitant en transit de la biennale, chaque point d’arrêt n’est qu’un relais, la pensée nomade de la Biennale d’art nOmad perçoit les choses par le milieu, en termes de flux, d’évolution, de devenir. Elle s’accorde au sujet nomade qui possède une identité en transition, marquée par des mouvements répétitifs cycliques, des déplacements successifs et rythmiques, et sa pensée-mouvement peut, en ce sens, être conçue comme une cartographie permettant à ses habitants de se projeter dans une identité multiple et transitoire, les cartographies qui la définissent étant elles-mêmes en conformité et continuellement redessinées. Arpentant cet "espace lisse de déplacement" qu’elle s’invente, la Biennale d’art nOmad cherche à faire voler en éclats les prérogatives de l’art, elle est un avenir, elle crée de nouvelles valeurs sur des interprétations devenues obsolètes. Et en voiture, Simone !
Car il n’y a jamais d’unifications, de totalisations, dans l’art. La Biennale d’art nOmad le prouve en étant entièrement faite de "motions", de "forces" et d’"intensités". Sa pensée n’est donc pas figée dans le temps, mais une pensée motrice, créant son déroulement sur elle-même. Quand dire et penser, c’est faire.
Et ce mouvement de pensée, qui fonctionne par affinités mobiles, s’éprouve adéquatement avec l’idée du sublime qui traverse les oeuvres et l’esprit de la biennale. Le sublime nous figurant des idées de la raison infinie que nous ne pouvons pas concevoir à proprement parler parce que justement infinies. Elles nous dépassent, l’art, ça nous dépasse, le beau, ça nous dépasse, mais nous ne pouvons pas vivre sans art libre et sans beau sublime.

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